François
KERLOUÉGAN
Formes et fonctions de l’analytique : l’exemple de la mode dans le Traité de la vie
élégante
Introduction
Qu’est-ce
que l’analytique balzacien ? Telle est la question, formulée de
manière volontairement candide, à laquelle tentera de répondre cette
communication. Précisons d’emblée qu’on emploiera volontiers, du moins à ce
stade introductif du travail, l’adjectif substantivé « l’analytique »
afin de laisser la notion ouverte aux différents sens qu’elle peut avoir :
l’analytique peut être tout autant un discours, une démarche, une tonalité, un
ensemble thématique, un espace, une posture et même – osons le (gros) mot – un
genre. Néanmoins, plus on avancera dans la réflexion, plus le recours à cette hypostase
sera délicat – et il nous faudra alors trancher.
Pour répondre
à cette question, on a choisi, comme objet d’enquête, le Traité de la vie
élégante[1]. Le propos de
ce travail ne sera donc pas, on l’aura compris, la mode en tant que réalité
socio-historique, ni la mode dans La Comédie humaine, ni même la mode dans
le Traité de la vie élégante. La mode ne sera pas ici une fin en soi, ni
un objet du discours, mais un biais, une ruse rhétorique, l’outil d’une
démonstration qui l’englobe et la dépasse. En quoi le discours sur la mode dans
le Traité de la vie élégante nous renseigne sur la nature de
l’analytique, sur ses spécificités et son déploiement : tel est l’enjeu de
ce travail.
À l’époque de
l’écriture du Traité de la vie élégante, il existe quantité de textes formant
un vaste discours sur la mode. Un discours peu audible et relativement
méconnu, car passant par les formes mineures que sont les codes, manuels et
physiologies. Toutefois, ce discours, contre toute attente, apparaît étonnamment
cohérent, dans ses formes autant que dans ses fonctions. Cohérence en regard de
laquelle le traité de Balzac apparaît comme largement singulier. Une autre
question surgit alors : cette singularité est-elle, précisément, l’analytique ?
Il faut donc évaluer la part de spécificité du traitement de la mode dans le Traité
de la vie élégante par rapport au discours sur la mode dominant. Et,
corollaire à cette démarche, évaluer dans quelle mesure cette spécificité, une
fois dégagée, peut se confondre avec (ou nous donner des indices sur) celle de
l’analytique. Ainsi, cerner la spécificité du discours sur la mode, de ce
discours sur la mode, c’est sans doute résoudre une bonne part de l’énigme
analytique.
Le choix de ce
terrain d’étude – la mode – n’est cependant pas aléatoire. En effet, la mode et
l’analytique partagent des types de déploiements sensiblement identiques. La
mode exerce, on le sait, une double action sur Balzac. Celui-ci y est à la fois
réceptif, sensible jusqu’à parfois même en être dupe (gardons à l’esprit
la fascination absolue du grand monde sur le jeune apprenti dandy qu’est Balzac
en 1830). En même temps, on note chez lui une résistance, une distance
critique, sur la réalité sociale du grand monde. Cette distance relève autant d’une
autocensure (ne cédons pas aux sirènes du monde, frivole et inconséquent) que du
coup d’œil du satiriste. Ce qui nous retient ici, c’est que Balzac (et le
lecteur avec lui) réagit face à l’analytique comme face à la mode : il
s’agit à la fois d’y croire et d’en rire. Faut-il adhérer à ce que Balzac écrit,
qui semble parfois relever du sérieux le plus imparable, ou bien le Traité
de la vie élégante n’est-il qu’une vaste pochade, une suite de bons mots
participant d’un processus d’ironisation généralisé ? On reprend ici, on le
voit, le débat sur le sérieux et l’ironie des Études analytiques, qui
avait animé la précédente séance du séminaire – vrai débat, fondateur pour la compréhension
de l’analytique. Si cette hésitation adhésion/distance, sérieux/ironie,
gravité/légèreté, science/poésie nous paraît en effet intéressante, c’est moins
parce qu’elle constitue une tension fertile qui animerait le texte, que parce
qu’elle nous contraint à prendre parti. Et, puisqu’il le faut, nous prendrons
un parti assez ferme sur le texte en militant pour une lecture sérieuse de
celui-ci.
Expliquons-nous.
Constat de départ : le Traité de la vie élégante est un texte au
pire inconsistant, au mieux futile. Futilité du sujet (la mode, la science du
chiffon, l’écume, l’éphémère, l’inconséquent), autant que de l’écriture (qui
relève clairement, par le brio, le chic bohème, le goût de la formule et des
sentences, de la conversation mondaine et/ou du style journalistique). Mais le Traité
se veut moins circonstanciel, plus solide, plus objectif, plus digne de foi,
car les Études analytiques couronnent l’édifice. En d’autres mots, le
sommet de l’oeuvre balzacien ne saurait être qu’un patchwork, aussi
savoureux soit-il, de bons mots. Comment comprendre, dès lors, la coexistence
de ces deux tonalités, de ces deux ambitions contradictoires ? Comment
concilier le brio, la futilité revendiquée, qui seraient du côté de la distance,
et l’ambition anthropologique, l’exigence scientifique, qui seraient, elles, du
côté de l’adhésion ? Il est, on le voit, difficile de soutenir les deux
interprétations. Y a-t-il simple coexistence, superposition entre ces deux
plans, ou bien opposition, interaction, voire subduction de l’un dans
l’autre ?
Force est de
constater qu’il faut, d’emblée, évacuer la tentation d’expliquer cette
bivalence des tonalités par une simple question de chronologie. Le Traité de
la vie élégante s’inscrit en effet dans un double ancrage chronologique,
comme toutes les Études analytiques : à la date d’écriture et de
publication dans la revue « La Mode » (1830), il faut ajouter la date
d’insertion dans le « classeur » des Études analytiques
(1838-39), date à laquelle Balzac exporte le Traité, avec d’autres textes,
dans la Pathologie de la vie sociale, elle-même incluse dans le projet
plus vaste des Études analytiques. On pourrait penser que c’est le dandy
frivole de 1830 qui écrit la partie brillante et légère du traité et que l’analyste
au coup d’œil plus large, à la fois anthropologue et philosophe, assume quant à
lui la partie plus sérieuse. Mais cette hypothèse ne convainc guère car, si Balzac
écrit en effet notre traité en 1830, donc en n’ayant pas en tête le projet ni
même le mot « analytique », il valide ce texte huit ans plus tard, ajoutant
seulement quelques corrections anecdotiques. L’intégration dans les Études
analytiques se fait donc sans heurt – et le problème reste entier.
Cette
ambiguïté de l’objectif et de la tonalité est d’ailleurs soulignée par Pierre Barbéris,
qui montre comment le texte est d’abord écrit comme un article, impertinent et
brillant, représentatif d’un journalisme flamboyant et moderne mais portant peu
à conséquence, et que, lorsqu’il se trouve ensuite repris dans les Études
analytiques, il est alors perçu comme un texte visant à un minimum de
crédit. Face à tant d’ambiguïté, on voudrait donner une réponse forte. Il ne
nous semble pas que l’inscription du Traité de la vie élégante dans les Études
analytiques constitue, de la part de Balzac, un geste paresseux ou
inconsidéré. Il y a au contraire là quelque chose de très pensé ; il
s’agit d’un acte assumé, fondateur, et non d’une simple concession aux
velléités architecturales de La Comédie humaine.
Cette hypothèse
d’écriture amène une hypothèse de lecture. Allons contre une idée reçue, contre
une facilité de la critique, selon lesquelles l’analytique, c’est
l’explicatif. L’analytique, il nous semble, ne se confond pas avec l’exposé
sociologique, selon cette loi un peu trop rapidement ébauchée qui voudrait
que, dans les Études de mœurs, l’auteur montre, tandis que dans les Etudes
analytiques, il explique. Cette lecture critique est celle de Jacques Neefs
qui, dans son néanmoins lumineux article « Les trois étages du mimétique
dans La Comédie humaine », stipule que les Études philosophiques
et les Études analytiques sont des espaces d’intelligibilité, des lieux
où Balzac démontre les configurations, configurations qui sont elles-mêmes mises
en fable dans les Études de mœurs, mais qui, parce qu’elles se mêlent à
l’accidentel et au contingent, ont perdu de leur lisibilité. L’analytique
serait donc cet espace du sens, d’un sens enfin lisible. Et, logiquement, le
critique de définir l’analytique comme une sémiologie, comme l’action de donner
à toute chose valeur de signe.
Face à cette
lecture, une objection surgit : le travail sémiologique n’est pas
l’apanage des Études analytiques. Ainsi, si l’analytique (conçu comme
sémiologie) est partout présent dans La Comédie humaine, quelle est alors
la nécessité des Études analytiques ? A contrario, on
affirmera que le Traité de la vie élégante a une vraie singularité,
qu’il n’est pas un objet adjacent, une simple béquille de la fiction, mais un
texte qui se suffit à lui-même, possédant une poétique et une intelligence
propres.
Cette pertinence
du Traité, on tentera de la mettre en lumière en en étudiant trois
aspects, qui sont aussi trois définitions de ce texte, trois éclairages
successifs et différents sur celui-ci, chacun mettant l’accent sur l’adhésion
ou la distance de Balzac face à son projet. On verra d’abord comment le traité s’inscrit
dans le sillage des codes de la toilette. Cette empreinte laissée par le code a,
contre toute attente, à voir avec l’analytique, même si le genre du code et la
démarche analytique sont a priori éloignées l’une de l’autre. L’analytique
a donc partie liée avec la loi, le prescriptif, le normatif. Mais on ne peut
s’arrêter aux exigences assez étroites du code. Il faut accéder à l’intelligence
du texte, dont témoignent les différentes stratégies de distanciation de l’auteur
d’avec son sujet. On verra comment le Traité de la vie élégante se
démarque du code, limité, sérieux, pour lorgner davantage du côté des
physiologies, railleuses et ironiques. Le texte apparaît alors sous un jour
nouveau, tout entier placé sous le signe de la dérision, dont on se demandera
si elle est ou non partie prenante de l’analytique. On ne peut rester, malgré
tout, sur cette lecture strictement ironique, car Balzac croit en son
projet. L’étude de l’élégance est pour lui le lieu d’un vrai enjeu, d’une vraie
gravité. Un retour au sérieux s’avère donc nécessaire. Ainsi, en réalité, ce
n’est pas tant la mode qui intéresse Balzac, que la manière dont celle-ci
traduit, manifeste, incarne la pensée, l’esprit. Sans doute réside là l’une des
clefs de l’analytique. Il nous faudra alors, de manière ultime, examiner les
points de convergence entre les Études analytiques et les Études
philosophiques.
Avant de
débuter le parcours, livrons-nous à une rapide description du texte. Le Traité
de la vie élégante est un texte court, rédigé au printemps 1830 et publié dans
« La Mode » des 2, 9, 16, 23 octobre et 6 novembre en cinq livraisons.
Le Traité constitue, avec la Théorie de la démarche et le
Traité des excitants modernes, l’un des trois textes de la Pathologie de
la vie sociale. Il est demeuré inachevé, ce qui amène une perception
tronquée de celui-ci : dans sa version achevée, la partie plus
prescriptive (qui aurait étudié en détail les différentes lois de l’élégance,
vêtement par vêtement, comme le font les codes) aurait sans doute été,
pensons-nous, beaucoup plus développée.
Le traité
contient quatre parties. Dans la première, intitulée « Généralités »,
qui est la plus longue (environ vingt-cinq pages sur les quarante-cinq du texte)
puisqu’il s’agit de la seule rédigée en entier, Balzac cerne d’abord l’objet de
son traité en établissant une distinction entre trois types de vies. La vie
occupée (celle du peuple et des bourgeois) n’est pas concernée par l’élégance
du fait que ses représentants sont tout entiers voués à la douleur du travail.
Vient ensuite la vie d’artiste, pas plus concernée par l’élégance, puisque
l’artiste instaure un monde à part (« L’artiste a une élégance à
lui »). Enfin, voici la vie élégante, qui est celle des oisifs,
c’est-à-dire de l’aristocratie et de la grande bourgeoisie vivant de ses
rentes :
« Le haut fonctionnaire, le prélat,
le général, le grand propriétaire, le ministre, le valet et les princes sont dans
la catégorie des oisifs, et appartiennent à la vie élégante » (Traité
de la vie élégante, p. 214)
La vie
élégante est ainsi décrite comme « l’art d’animer le repos »,
c’est-à-dire la capacité à remplir intelligemment et avec goût l’oisiveté.
Dans cette
première partie, Balzac justifie également l’existence de son ouvrage. Pour
cela, il se livre à une petite histoire (récente) de l’élégance vestimentaire.
Sous l’Ancien Régime, ce qui distinguait l’élite, c’était la classe sociale,
indépendamment de l’élégance : un noble qui s’habillait et parlait mal
restait un noble. De nos jours, explique Balzac, les distinctions de classe
n’existent plus. Il n’y a plus de différence entre l’aristocratie et la grande
bourgeoisie d’affaires, qui ont fusionné, formant ainsi, écrit-il, une « caste
agrandie ». Comment, dès lors, matérialiser la frontière entre cette nouvelle
élite et l’homme du commun, c’est-à-dire le représentant de la vie occupée ?
Il faut alors inventer une nouvelle forme de distinction : l’élégance.
« Dans notre société, les
différences ont disparu : il n’y a plus que des nuances. Aussi, le savoir-vivre,
l’élégance des manières, le je ne sais quoi, fruit d’une éducation
complète, forment la seule barrière qui sépare l’oisif de l’homme occupé »
(Traité de la vie élégante, p. 224).
Et l’auteur de
conclure, fier de la vocation sociologique qu’il confère à son objet :
« Il n’est donc plus indifférent de
mépriser les fugitives prescriptions de LA MODE, car […] l’esprit d’un homme se
devine à la manière dont il tient sa canne » (Traité de la vie élégante,
p. 226)
Balzac explique
ensuite la genèse de l’ouvrage. Il met en scène le récit fictif de la rencontre
entre les journalistes de « La Mode », dont lui-même, et le célèbre
dandy anglais Brummell. On se réunit, on bavarde, on décide d’écrire un traité sur
l’élégance. Mais comment procéder ? Il faut un arbitre des élégances, une
source sûre, sans lesquels le traité serait sans fondement. Brummell remplira
ce rôle. Il décrète alors qu’il ne faut pas, au risque de lui faire perdre son
sens, rendre l’élégance accessible à tous. « Toutes les jambes, conclut-il,
ne sont pas appelées de même à porter une botte ou un pantalon » (Traité
de la vie élégante p. 232) ! Par ailleurs, l’Anglais instaure une
autre loi (par cet artifice, on a compris que c’est Balzac qui parle et s’abrite
derrière cette autorité) selon laquelle la vie élégante ne se limite pas au vêtement,
mais concerne aussi le comportement, la démarche et le langage ou, autrement
dit, que le vêtement est révélateur de ces autres champs de déploiement :
« Nous subissons tous l’influence
du costume. […] Vêtue d’un peignoir ou parée pour le bal, une femme est bien
autre. Vous diriez deux femmes ! […] La toilette est donc la plus immense
modification éprouvée par l’homme social, elle pèse sur toute l’existence ! »
(Traité de la vie élégante, p. 233).
La deuxième
partie du Traité, intitulée « Principes généraux », plus
courte (treize pages) que la précédent, édicte les lois générales de la vie
élégante. Balzac y énonce la clef, essentielle selon lui, de l’élégance :
la simplicité, l’harmonie, la discrétion (un exemple d’axiome allant dans ce
sens : « La vie élégante étant un habile développement de
l’amour-propre, tout ce qui révèle trop fortement la vanité y produit un
pléonasme », Traité de la vie élégante, p. 242).
La troisième
partie a pour titre « Des choses qui procèdent immédiatement de la
personne ». Ce titre dit bien ce dont il s’agit : l’auteur se centre
sur la toilette, le vêtement. Cette partie qui projetait d’être longue, est
demeurée inachevée (elle ne fait que huit pages). De plus, il y a ici peu de
prescriptions précises, de consignes détaillées sur l’usage de tel vêtement ou
de tel accessoire. Les axiomes demeurent généraux : « La toilette ne
doit jamais être un luxe », « Dépasser la mode, c’est devenir
caricature », « La toilette ne consiste pas tant dans le vêtement que
dans une certaine manière de le porter (axiome emprunté presque textuellement à
un autre collaborateur de « La Mode », Hippolyte Auger, qui a
« traduit » Brummell pour la revue: « La toilette n’est pas
l’ajustement, mais la manière de la porter »), etc. La partie
prescriptive, qui constitue le gros des manuels de beauté de l’époque, est donc
ici quasiment absente. Même si l’on peut mettre cette absence sur le
compte de l’inachèvement, le traité s’offre malgré tout moins comme une simple
promulgation, une ordonnance, qui destine le texte, simple moyen, à une
application concrète (l’élégance telle qu’elle s’éprouve, se vit, se porte), que
comme un discours plus autonome, proche de l’essai, moins soumis à un objectif
concret, moins dépendant de ce qu’en fera le lecteur – et donc plus susceptible
d’être le lieu de jeux de langage et d’un effort stylistique.
Deux dernières
remarques pour clore cette brève description du traité. Rappelons d’abord
que le texte est scandé par cinquante-trois aphorismes ou « axiomes »
(c’est le terme choisi par Balzac, au sens moins mondain que scientifique),
numérotés de manière continue au long des trois parties. Signalons ensuite
qu’en annexe, dans l’édition de la Pléiade, Rose Fortassier indique des
fragments non utilisés, notamment des axiomes qui, précisément, conseillent avec
précision l’usage de tel ou tel vêtement – valeur prescriptive du texte qu’il
faut garder à l’esprit.
Le Traité,
on le constate, est donc un texte déroutant, parce que bancal (pas
seulement à cause de l’inachèvement, mais aussi en raison de ses répétitions :
par exemple, la partie sur les vêtements reprend en grande partie celle sur
l’élégance en général), parce qu’hétérogène (si le contenu est
assez homogène, les formes ne le sont pas : discours théorique, axiomes,
récit, etc.) et parce que peu original (les critères de l’élégance qui y
sont mis en place sont banals – simplicité, harmonie, mesure – constituent
les grandes lignes de l’éthique vestimentaire aristocratique depuis âge
classique). Dès lors, où déceler, dans ce collage improbable, la spécificité
(et la force) du discours analytique ? Si on se livre à un rapide survol,
comme on vient de le faire, on n’aboutit à rien de bien concluant quant à la
nature de l’analytique. Il faut donc trouver d’autres modes d’analyse du texte,
notamment la comparaison avec d’autres types de discours sur la mode, au
premier rang desquels les codes.
Le Traité
de la vie élégante dans le sillage des codes
Le premier
type de texte auquel on peut confronter logiquement le Traité de la vie
élégante est le code ou manuel d’élégance. Nous évaluerons donc ici la
part de code qu’il y a dans l’analytique. Un mot, d’abord, sur cette production.
Les codes sont très nombreux au moment de l’écriture du texte de Balzac :
nous en avons recensé plus d’une vingtaine entre les années 1820 et 1840, mais
leur nombre est sans doute bien supérieur. Il s’agit de manuels où l’on divulgue
des conseils sur la toilette et les manières. Voici quatre de ces manuels, à peu
près contemporains de notre traité, choisis pour leur dimension
représentative :
▪ Eugène
Ronteix, Manuel du fashionable, ou Guide de l’élégant, Audot, 1829.
▪ Horace
Raisson, Code de la toilette. Manuel complet d’élégance et d’hygiène
contenant les lois, règles, applications et exemples de l’art de soigner sa
personne et de s’habiller avec goût et méthode, Roret, 1829 (Balzac y aurait
collaboré).
▪ Mme
Celnart, Manuel des dames, ou l’Art de l’élégance, sous le rapport de la
toilette, des honneurs de la maison, des plaisirs, des occupations agréables,
Roret, 1833.
▪ Eugène
Chapus, Théorie de l’élégance, Comptoir des Imprimeurs-unis, 1844.
À quoi
ressemblent ces manuels ? Prenons le Code de la toilette, le plus
représentatif d’entre eux. Il comprend quatre parties. Chaque chapitre de la
première, « Des personnes », passe en revue un lieu du corps (peau,
chevelure, dents, etc.) et donne des conseils précis et concrets pour les
embellir. La deuxième partie, « Des choses », est consacrée aux
vêtements (linge de corps, pantalon, chapeaux, chaussures, etc.). La troisième
étape, « Écueils », consiste en une liste de recettes sur le maintien
et sur la démarche (comment éviter la raideur des gestes, par exemple). Enfin,
dans la dernière partie, « Applications », diverses études forment un
appendice assez hétéroclite (un chapitre est consacré à des « Méditations
sur la mode », un autre aux bains, un troisième aux bijoux, etc.). Au vu
de cette rapide description, on peut conclure que :
● Les
codes sont organisés sur le modèle du code civil et du code pénal : parties, chapitres,
articles numérotés.
● Les
codes incitent à une pratique. Présentés sous forme d’articles courts, donc
aisément lisibles, et très concrets, ils divulguent des conseils praticables et
appellent donc une réalisation, une mise en pratique (« Moyens de
pallier les effets de la transpiration », lit-on par exemple dans le Code
de la toilette, p. 190). « La lecture des Codes intéresse, amuse et
instruit, écrit Raisson au début de ce même code. L’auteur y donne d’utiles
leçons, de sages conseils, de précieux exemples » (Code de la toilette,
p. 2). Quant à l’auteur du Manuel du fashionable, Eugène Ronteix, il prévient :
« Si […] vous avez le malheur de
n’avoir pas reçu dès votre enfance les principes qui font l’élégant, vous les
trouverez dans notre manuel ; et, nos leçons secondant la nature, vous
pourrez devenir un fashionable parfait » (Manuel du fashionable, p.
23).
● Les
codes possèdent une forte dimension prescriptive. Citons à nouveau l’exemplaire
Code de la toilette. Tous les registres de la prescription y sont
présents : le simple conseil (« La mode des guêtres nous semble fort
bonne : moins lourdes que les bottes, elles font ressortir la finesse de
la jambe et en affermissent le mouvement », Code de la toilette, p.
125) ; l’ordre (« Les pantalons d’été, les gilets de piqué blanc et
de fantaisie doivent être […] au courant de la mode », p. 107) ;
l’avis (« Quelques personnes portent la nuit une espèce de cravate […] Un
tel usage est dangereux, le cou doit être, durant le sommeil, dégagé de toute
ligature », p. 137) ; la défense (« On ne peut avoir moins de
trois chapeaux : un gris pour la campagne, et deux noirs, dont un en
claque pour le bal », p. 150) ou encore l’interdit (« La culotte
est aujourd’hui seule admise en grande tenue de réception ou de bal », p. 119).
● Les
codes ont l’ambition d’être, sinon exhaustifs, du moins systématiques : on
y passe en revue tous les vêtements et accessoires.
● Les
codes sont sérieux. En témoigne cet avertissement de Raisson :
« La connaissance parfaite de ces
riens importants, de ces graves futilités, de ces délicates recherches, est cependant
précieuse, indispensable même, dans un temps où des succès de salon dépendent
si souvent la fortune, la réputation, l’avenir tout entier » (Code de
la toilette, p. 1).
Des points
communs évidents surgissent donc entre le code et le Traité. Le sujet est
identique, les titres voisins (un substantif – « code », « manuel »,
« théorie », « traité » – suivi d’un complément du nom – « de
la toilette », « du fashionable », « de l’élégance »,
« de la vie élégante »), les dates d’écriture proches (le Code de
la toilette et le Traité de la vie élégante sont publiés à un an
d’écart) et le lectorat similaire : il s’agit des gens du monde, avec une précision
de sexe (plutôt les femmes que les hommes) et de classe (plutôt le noble
Faubourg que la Chaussée d’Antin). Sans même mentionner la présence, pour l’un
de ces titres, d’un même auteur, puisque Balzac aurait collaboré au Code de
la toilette de Raisson (il a sans doute rédigé, au vu des différences de tonalité
qui existent au sein de ce texte, la partie intitulée « Méditations sur la
mode »).
Revenons sur
ces points de convergence.
● D’abord,
le sujet. Le Traité emprunte en effet au code, avant tout, un matériau,
un sujet. Cette parenté, évidente pour un lecteur de l’époque, sert d’abord à
faciliter l’étiquetage d’un texte assez nouveau et polymorphe, dont les
ambitions dépassent largement le modèle du code mais qui, parce qu’il a besoin
d’être lisible, lui emprunte son enveloppe, son « emballage ». Mentionner
l’élégance dans son titre est un moyen pour Balzac de rendre son texte reconnaissable.
La proximité avec le code joue donc le rôle d’une étiquette, d’un label.
● Comme
le code, le Traité légifère. Les codes redessinent, redéfinissent
l’espace social largement bousculé par la révolution. Les codes de la toilette
n’échappent pas à la règle. Dans leurs courtes introductions, tous les codes
insistent sur cette idée. C’est ce qui explique la fait que le vocable
juridique soit très présent : « légiférer », « organiser »,
« définir », « autoriser », « interdire », « loi »,
« code », « décret », relève-t-on dans les premières pages
du Code de la toilette. De même, le Traité entreprend de
« dicter […] les lois générales de la vie élégante ». Si on
considère que les autres textes des Études analytiques sont aussi
largement redevables des codes, l’analytique aurait donc, dans ses fondements
mêmes, partie liée avec la loi.
Le code
ambitionne en effet de fixer un espace mouvant, de saisir un réel nouveau,
d’imposer une norme, donc de rendre lisible. Et cette lisibilité passe par la
stabilité (ou du moins l’illusion de stabilité) : sur les décombres d’une
fiction mouvante, mobile, et d’Études philosophiques qui confinent elles
aussi à l’arbitraire par la contamination du mystique et du lyrique, les Études
analytiques s’affichent comme le domaine de l’immuable. Preuves en
sont les axiomes, présents dans toutes les autres études analytiques, capitaux aux
yeux de Balzac puisque, lorsqu’il nomme son traité, il ne réfère pas au
« traité », ni au « code », mais aux « maximes »,
« sentences » et « formules » (p. 230-32). Si les axiomes
constituent une partie du texte minoritaire, ils sont suffisamment importants
pour en arriver à définir l’œuvre. La mise en page (axiomes isolés, chiffres
romains) accentue cette dimension immuable, met en scène ce savoir
gnomique, qui apparaît alors comme proprement spectaculaire, à l’image
de la maxime antique gravée dans le marbre. Cette volonté de légiférer est
d’ailleurs aussi visible dans le souci de définition : on peut ainsi lire
le Traité comme une entreprise philologique, un répertoire (cf. l’étonnante
page préparatoire (Pléiade, p. 928) placée en annexe par Rose Fortassier, constituée
de 450 mots importants pour la description de la vie élégante).
En tout état
de cause, ce qui nous retient ici est que l’activité même de décréter, de
légiférer, habitée par un rêve d’immuabilité, constitue bien une activité
supérieure. Le code décrète. Or la mode est par excellence le domaine de
l’arbitraire, du mobile, du fluctuant, donc un défi pour le législateur. Légiférer
sur la mode, c’est donc dominer ce monde mobile et complexe, voire le
maîtriser, le dépasser. Position surplombante qu’on retrouve dans la relation
entre le Traité et l’œuvre elle-même : comme il domine le grand
monde, le Traité domine l’œuvre. La dimension juridique de notre texte serait
ainsi l’une des explications du statut privilégié dont jouit l’analytique.
● Le Traité
de la vie élégante emprunte ensuite au code un esprit, une couleur
idéologique.Il faut savoir que les codes de la toilette répondent pour
la plupart à un besoin de réaffirmer la préséance de l’aristocratie. Rappelons
qu’en ce premier quart du siècle, les élites se sont transformées. Le « monde »
est né autour de ces années 1830, date du texte de Balzac et date importante dans
l’histoire de la mondanité. Anne Martin-Fugier, dans La vie élégante ou la naissance
du tout-Paris, 1815-1848 (Fayard, 1990), rapporte qu’un grand bal est donné
à l’Opéra le 15 février de cette année. Toute la cour est là, mais le roi
Charles X est absent. Pour la première fois, la cour se retrouve seule, sans le
principe fédérateur qui lui donnait son sens : c’est la naissance du
monde, du grand monde en tant qu’entité sociale à part entière. Coupé de celui
qui lui donnait son sens politique, la cour devient le monde. Or
ce nouveau phénomène social, il va falloir le conceptualiser (et c’est l’un des
objectifs du Traité). Qu’est-ce que le monde en 1830 ? Ce n’est plus
seulement l’aristocratie, mais aussi les grands bourgeois, c’est-à-dire les « démocraties »,
les « finances ». À partir de cette modification de la donne, le Faubourg
Saint-Germain va se scinder. Vont apparaître deux visions opposées de la
mondanité : d’une part, la « mondanité fermée » qui s’entête
à exclure les roturiers ; d’autre part, la « mondanité ouverte »,
qui accepte toutes les élites (politique, économique et culturelle). C’est
cette seconde vision qui ne tardera pas à s’imposer.
Cette question
« Qu’est-ce que le monde ? » est importante car de
la réponse à celle-ci dépend la réponse à la question « Qu’est-ce que
l’élégance ? ». Sous l’ancien régime, les contours de l’élégance
se superposaient parfaitement aux contours sociaux. À présent que les repères
sociaux ont bougé, l’élégance va-t-elle intégrer l’élégance bourgeoise ou se
crisper sur sa conception aristocratique, établissant alors une frontière
invisible au sein même de la nouvelle élite ? Le Traité choisit la
seconde voie : est élégant celui qui est oisif. Or l’oisiveté est l’apanage de
l’aristocratie. Pour Balzac, l’élégance est donc seulement la marque d’une
partie de la nouvelle élite : l’aristocratie. Tout le
« monde » n’est pas élégant.
Dans ce
contexte passionnel, de même qu’il y a deux camps au sein de l’aristocratie, de
même y a-t-il deux écoles de la mode. Celle que nous pourrions appeler
l’« école française », représentée par Le Journal des dames, pour
laquelle l’élégance est dans l’accessoire ou le vêtement à la mode : dès
qu’on le possède, on est élégant. C’est la doctrine de la bourgeoisie
d’affaires, qui veut emprunter rapidement et de manière ostentatoire les signes
extérieurs de la vieille aristocratie. Pour l’« école anglaise », en
revanche, l’élégance n’est pas dans les vêtements, mais dans l’harmonie entre ceux-ci,
d’une part, et entre ceux-ci et le monde, d’autre part. Cette tendance est représentée
par « La Mode », qui juge l’élégance française tapageuse, outrancière
et prône une sobriété inspirée de l’ouvrage de Brummell, Principles of
costumes (1822), « traduit » et retravaillé dans des articles de « La
Mode » par Hippolyte Auger, mentionné plus haut, modimane que Balzac
plagie allègrement dans son Traité. Cette conception de l’élégance, plus
subtile, est évidemment celle que la mondanité fermée adopte. N’importe qui ne
peut prétendre à être élégant car la mode n’est pas dans le vêtement, mais dans
la manière dont on le porte.
C’est, sans
surprise, dans ce camp que se situe la grande majorité des codes. Ils ont ainsi
pour fonction de rassurer l’aristocratie sur ses prérogatives. On vous a tout
pris, mais l’élégance demeurera à jamais votre privilège, semblent
proclamer nos codes. C’est aussi le message de Balzac. Nos codes, ainsi que le Traité,
sont fondés sur une idée : l’élégance est innée, elle ne peut s’acquérir.
Une femme du monde aura beau travailler à être élégante, si elle n’est pas
aristocrate, elle n’y parviendra jamais. Eugène Chapus écrit d’ailleurs à
ce propos :
« On n’enseigne pas l’élégance, on
l’aime, on la voit, on la comprend d’intuition, on se l’approprie, mais on n’en
reçoit pas de leçons » (Théorie de l’élégance, p. 4)
L’élégance est
donc tacite, naturelle, innée, impossible à cerner, encore moins à conseiller,
à reproduire ou à appliquer. Cette idée parcourt d’ailleurs tout le
siècle : voir ce jugement, vingt ans après le Traité, sous la plume
d’une grande dame du monde :
« Il n’est pas jusqu’à la façon de
porter le mouchoir qui n’ait son système imposé, par ce je ne sais quoi, que
personne n’a vu, que nul n’a jamais entendu, et que le monde suit avec tant
d’obéissance. Il est des parfums, sur
le mouchoir, que le bon goût permet, et d’autres qu’il défend. Jadis, on
portait du musc et de l’ambre, aujourd’hui, la violette, l’iris, la vanille, le
citron. Au parfum qu’elle porte après elle, vous devinez la femme du monde, et
non seulement encore au parfum, mais à la dose. […] Deux femmes, habillées et
costumées de même, trahiront toutes deux sans le vouloir, la différence des
races. […] La tenue du mouchoir, indélébile stigmate, vers lequel aspirent tant
de femmes, et qu’une seule classe d’entre elles sait porter en grande
dame [est un] blason qu’on ne peut détruire, que la femme du grand monde a
reçu de sa mère, qui le laisse à ses enfants, un défi éternel jeté de femme à
femme.» (Mme Amet d’Abrantès, « De la Mode et du bon goût », Le
Messager des modes et de l’industrie, 1853).
Les codes de
la toilette divulguent ainsi moins des conseils de beauté que des lois,
impraticables pour ceux qui n’en sont pas. Traçant des frontières, ils
rassurent leurs lecteurs. La croyance en une dimension innée de l’élégance
n’est ainsi qu’un avatar de la conscience de classe. En ce sens, on peut même
attribuer à nos manuels une fonction cathartique. Les codes de la toilette – et
le Traité de la vie élégante au premier rang d’entre eux – tentent de
conjurer la mobilité des frontières, en fixant, codant, balisant un terrain devenu
mouvant. Réactionnaire, contre la peur d’un monde instable, les codes
(re)construisent un ordre social immuable fondé sur la distinction. Les
codes identifient d’ailleurs très clairement leur ennemi, la bourgeoisie, qui,
en s’appropriant les oripeaux de la noblesse, a estompé la frontière entre ces deux
classes :
« Aujourd’hui, toutes les classes de la société revêtent le
même costume, la seule manière de le porter établit extérieurement les
distinctions » (Code de la toilette, p. 7).
« Aujourd’hui, la confusion règne dans les idées comme dans
les choses ; il n’y a ni classe, ni moule de profession, ni caractère.
Aussi qu’avons-nous fait ? Nous avons adopté le paletot, qui n’est
fait pour personne et qui va mal à tout le monde » (Théorie de
l’élégance, p. 20)
« Du moment où deux livres de parchemin ne tiennent plus lieu
de tout, où le fils naturel d’un baigneur millionnaire […] [a] les mêmes droits
que les fils d’un comte, nous ne pouvons plus être distinctibles que par notre
valeur intrinsèque. […] Dans notre société, les différences ont disparu :
il n’y a plus que des nuances » (Traité de la vie élégante, p. 224).
Certes, le point
de vue de Balzac est légèrement différent de celui de Raisson et de Chapus
: il ne propose pas de réaffirmer les signes distinctifs de l’aristocratie
mais, maintenant que les grands bourgeois font partie du monde, de définir les critères
de ce dernier. En apparence, son propos paraît plus conciliant, plus ouvert sur
le monde, mais on n’a ici affaire qu’à un avatar du processus discriminatoire.
D’abord, parce
que, pour Balzac, l’élégance est étroitement associée, on vient de le
voir, à l’oisiveté, propre de la noblesse. L’élégance, qu’on possède ou
qu’on ne possède pas, ne saurait donc être le fruit d’un travail, même si
l’historien du corps Philippe Perrot souligne le paradoxal labeur que
constitue l’oisiveté : la « dilapidation du temps » constitue,
affirme-t-il, un « exercice épuisant » (Le Travail des apparences,
Seuil, 1984, p. 171).
L’autre fait qui
témoigne de l’ancrage de l’élégance balzacienne du côté d’une éthique
aristocratique est que Balzac, s’inspirant de Brummell, fonde l’élégance sur le
critère absolu de la simplicité. En témoignent les aphorismes suivants : « La
prodigalité des ornements nuit à l’effet » ; « Tout ce qui vise
à l’effet est de mauvais goût » ; « Le diamant dans la parure
est une impuissance », etc. Or la simplicité constitue l’une des valeurs-clefs
du vade-mecum de l’aristocrate, résurgence de l’idéal de l’honnête homme
ou du courtisan de l’âge classique. Le naturel et la simplicité sont précisément
ce qui distinguent la jeune fille du Faubourg Saint-Germain de celle de la Chaussée
d’Antin (cf. la gravure montrée lors du séminaire, qui oppose la toilette de
deux jeunes Parisiennes de 1830 : la simplicité de la jeune aristocrate
contraste avec le luxe tapageur de la grande bourgeoise). Cette
« discrétion spectaculaire » ou « hypo-correction » (Philippe
Perrot, Le Travail des apparences, p. 235) sont-elles déjà une forme
d’écart par rapport à une norme ? Elles traduisent en tout cas une désinvolture
à l’encontre de l’inflation vestimentaire des nouveaux riches.
D’ailleurs,
cette esthétique du naturel se retrouve sous toutes les plumes des dames du
monde. Delphine de Girardin raconte l’histoire d’une grande aristocrate se
rendant à une soirée élégante vêtue d’un simple béguin, petite coiffe modeste.
« Voilà ce que [ce petit béguin] signifie pour nous, écrit Delphine :
‘J’ai un million de rente, le plus bel hôtel et les plus beaux chevaux de Paris’»
(Delphine de Girardin, Lettres du vicomte de Launay, lettre du 27 avril
1839). De même, Marie d’Agoult, dans ses Souvenirs et Mémoires, récit de
sa jeunesse au sein de l’aristocratie de la Restauration, insiste sur ce même
dogme de la simplicité :
« On n’y cherchait ni luxe ni
étalage. […] Une blanche robe de mousseline, un ruban bleu, rose ou lilas
flottant à la ceinture, une fleur dans les cheveux, [les jeunes filles] ne
connaissaient pas d’autres atours ».
Et Eugène
Chapus, l’auteur de la Théorie de l’élégance, de renchérir :
« Beaucoup de femmes, parce
qu’elles sont riches, s’imaginent avoir le droit de porter des diamants, des
plumes, des dentelles ; elles se trompent. Un pareil droit n’est point
donné par les accidents de la fortune ; il émane directement de la nature
[…]. C’est sur cette [même idée] que se fondait un élégant célèbre, lorsqu’il
disait à de jeunes fashionables de Londres : ‘Vous saurez que vous êtes
élégants, messieurs, lorsque, dans les rues, vous passerez sans être
remarqués’ » (Théorie de l’élégance, p. 86).
Enfin, il n’y
a pas jusqu’à la langue elle-même qui ne trahisse la couleur
aristocratique du Traité de Balzac. Le goût pour les axiomes rappelle
les maximes des moralistes du Grand Siècle : l’esthétique du bon goût qui
y est professée est fondée sur les valeurs de tempérance et de mesure, que la
langue tente de reproduire par sa concision. Il en est de même pour les bons
mots, caractéristiques d’un certain chic langagier propre à la mondanité
aristocratique. N’oublions pas que le mot « code » veut aussi dire « langage
chiffré », donc compréhensible par un petit nombre, c’est-à-dire
l’aristocratie. Le Traité serait ainsi un texte réservé aux initiés,
écrit seulement pour un cercle restreint et destiné à être lu et apprécié de ce
seul cercle restreint, sorte de private joke pour happy few
relevant presque de la littérature de salon.
Le Balzac du Traité
de la vie élégante partage donc avec son temps et avec sa caste (d’adoption)
des exigences communes. On a peine à croire qu’une telle éthique, si discriminante,
soit partagée par son auteur et, surtout, qu’elle soit placée au sommet de
l’édifice de La Comédie humaine. Mais on verra que, si cette vision se
trouve dépassée par le regard de l’anthropologue, Balzac conserve ce discours
discriminatoire jusqu’à en faire une des composantes du texte analytique, qui
se veut non accessible au profane. Le texte analytique est bien un texte
chiffré, codé, « qui se mérite ».
● Dernier
point de convergence entre les codes et le Traité : l’objectif de
la prescription et son corollaire, que nous appellerons larhétorique
de l’arbitraire. On a souligné plus haut, exemples à l’appui, la visée
prescriptive des codes. On la trouve aussi dans notre traité. Les axiomes
suivants en témoignent : « L’ornement doit être mis en haut », « En
toute chose, la multiplicité des couleurs sera de mauvais goût », « Les
couleurs éclatantes, le blanc excepté, ne seront jamais de bon goût, même au
bal », « Le rose sied à tout âge, la loi qui le réserve à la jeunesse
est un préjugé ». Ces énoncés sont typiques des codes, où on les trouve à
chaque page. Mais surgit là une contradiction avec ce que l’on vient d’affirmer
sur la couleur idéologique du traité : si l’élégance est un don inné, si elle
ne peut s’acquérir, comment expliquer la présence de ces conseils ? En
réalité, Balzac se contredit ici allègrement. Il est amusant, d’ailleurs, de constater
le passage de l’une à l’autre des conceptions au cours du texte. Le discours de
surface professe que l’élégance est un don inné, intransmissible en dehors
du cercle des dames du noble faubourg, un don que ne possèdera jamais la
Chaussée d’Antin, ni, a fortiori, grisettes et lorettes. Mais, au détour d’une
phrase, réapparaît le Balzac petit bourgeois de province, fasciné par
l’élégance parisienne et se demandant bien comment on peut l’acquérir. Ainsi, après
un passage où il définit l’élégance comme un phénomène naturel, et juste avant la
maxime « Un homme devient riche, il naît élégant », qui concourent tous
deux à faire de l’élégance l’apanage d’une classe, on lit :
« Pour distinguer notre vie par
de l’élégance, [il faut] choisir les choses vraiment belles ou bonnes, les
choses dont l’ensemble concorde avec notre physionomie […]. [Cette capacité à
choisir les choses qui nous vont] est un tact exquis, dont le constant
exercice peut, seul, faire découvrir soudain les rapports, prévoir les
conséquences » (Traité de la vie élégante, p. 225. Nous soulignons).
En contradiction avec l’idée de
vie élégante, qui repose sur l’oisiveté, l’élégance apparaît dans ce passage accessible
par un ensemble de recettes pratiques : elle résulte alors d’un travail,
d’un « exercice ».
Observons de plus
près ce travail de prescription. Pour cela, nous choisirons un lieu
vestimentaire : le gant ou, pour être plus exact, le gant masculin.
Nous nous livrerons donc à une petite « physiologie du gant ». On
partira de deux axiomes en apparence anodins : 1) « Les gants ne
doivent jamais être de couleurs claires » ; 2) « Les seuls
gants blancs qu’un homme puisse porter doivent être en peau de daim ». Voyons
si la prescription balzacienne correspond au code en vigueur, au code ambiant,
régnant dans le grand monde à cette époque. Est-elle conforme à celle qui
apparaît dans les autres codes ? On sait qu’il n’y a pas de lieu plus codé
dans le vestiaire masculin que le gant : sa matière, sa couleur et ses
usages relèvent d’un code minutieux, car ils trahissent une appartenance
sociale, comme le montrent ces deux jugements tirés de nos codes :
« Un dandy vous dit sans parler
qu’il monte à cheval ou qu’il va conduire son tandem ; qu’il est en cours
de visite ; qu’il doit assister à un mariage, qu’il se rend chez son
ambassadeur, chez une lingère, au théâtre. Vous voyez ses gants et vous
concluez » (Eugène Chapus, Manuel de l’homme et de la femme comme il
faut, p. 84).
« La base de la société actuelle,
ce n’est ni la déclaration des droits de l’homme, ni l’abolition du droit
d’aînesse, ni le système électoral, ni le régime conservateur ; pour
trouver la racine de nos institutions, il faut descendre, ou plutôt, il faut
remonter jusqu’à nos gants. C’est le gantier du coin qui nous délivre un brevet
de duc et pair ou de porteur d’eau » (Georges Guénot-Lecointe, Physiologie
du gant, Desloges, 1841, p. 83).
Le gant
masculin, apprend on dans les codes, est régi par un code de couleur
contraignant selon les moments de la journée : le matin, il doit être
de couleur foncée ; l’après-midi, il est en demi-teinte (par exemple,
marron) ; le soir, il est impérativement de couleur claire (au salon
ou au théâtre, de couleur paille ou beurre frais ; au bal, d’un blanc
étincelant). On retrouve d’ailleurs dans nos guides la condamnation unanime des
gants jaunes : « La fashion de nos départements […] se livre
immodérément au luxe des gants jaunes » (Physiologie du lion, p. 109).
Deux
remarques. D’abord, on comprend vite que l’axiome de Balzac est crypté, car il contient
un sous-entendu. Il faut lire : « Dans la journée, les gants
ne doivent jamais être de couleurs claires », puisque le soir signe le règne
absolu et incontesté des gants clairs. Il en est de même dans le second
axiome, qui doit se lire ainsi : « Les seuls gants blancs qu’un homme
puisse porter le jour doivent être en peau de daim ». On est bien
là dans un discours chiffré, impénétrable, défendu au non-averti. Seconde remarque :
c’est seulement dans le deuxième axiome que Balzac s’écarte du code puisqu’il y
affirme une exigence qui semble être personnelle, la « peau de
daim ». Cette prescription paraît assez logique : l’interdiction des gants
blancs dans la journée s’explique par le fait qu’ils évoquent trop le soir,
sauf s’ils sont en peau de daim, car ils deviennent sans doute alors plus
triviaux (pour Eugène Chapus, les gants en daim sont réservés au « gendarme » !)
et se distinguent ainsi aisément des gants glacés. Mais, pour être logique, la
prescription n’en est pas moins originale. On ne la lit nulle part ailleurs. L’exigence
apparaît ici comme personnelle. Balzac invente une loi, une loi fondée sur
l’arbitraire le plus absolu.
Ce qui plaît donc
à l’auteur du Traité dans la pratique du code n’est pas de se conformer
à des lois existantes, mais d’en inventer d’autres, selon son goût personnel. Il
personnalise donc l’arbitraire du code, qui n’a plus une fonction exclusive et
de conformité sociale, mais devient la marque de la liberté du dandy, qui
invente, recrée, réorganise. Roger Kempf, souvenons-nous en, écrit que s’il y a
soixante-douze manières de nouer sa cravate, le dandy doit inventer la soixante-treizième !
(Dandies and Co). Eugène Ronteix ajoute : « Le fashionable
[…] ne suit la mode qu’en innovant et en y ajoutant toujours quelque chose de
son invention » (Manuel du fashionable, p. 22). Le Traité ne
saurait donc se réduire à n’être qu’un code parmi d’autres : il innove. Balzac
obéit ainsi moins à un arbitraire préétabli qu’il ne crée lui-même son propre
arbitraire, pour le plaisir de créer des lois, pour la jubilation que suppose
l’édiction de préceptes mondains. Plaisir immédiat, égoïste et jubilatoire, qui
est de l’ordre de la pulsion.
Quel point
commun, ici, avec l’analytique ? Là encore, si le Traité et les Études
analytiques semblent bien éloignés de ces prescriptions mondaines, il faut
se demander pourquoi Balzac valide ces dernières. Pour lui, il semble ne pas y
avoir de hiatus entre la prescription et l’analytique car, des codes, ce n’est
pas leur contenu qu’il retient, mais leur dimension arbitraire – ainsi que la
liberté et le plaisir dont cet arbitraire est porteur. À l’intérieur d’un cadre
strict, l’auteur du Traité élabore donc une éthique et une esthétique
personnelles et libres. Et c’est cette liberté qui fait que le Traité,
pied de nez sternien, volute sublime qui couronne le tout, ne démérite pas au
sommet de l’édifice balzacien.
Le Traité
de la vie élégante est un code, nul ne le conteste. Mais, si on en reste
là, le décalage est flagrant : rien de commun entre ces textes partisans
et triviaux et les sommets de l’œuvre balzacien. Que vient faire le code, texte
trivial, inconséquent, dans les Études analytiques, dont la vocation et
la complexité en font la cime de l’édifice ? Décalage qui oppose un type
de texte concret, pragmatique, performatif, à un ensemble de textes qui se veut
détaché des choses. A contrario, si on retient du code, non un contenu,
mais une ambition, une posture, un geste (celui, au choix, d’édicter
avec jouissance et désinvolture ou de composer un texte exclusif, sélectif), on
trouve là des traits propres à une « écriture supérieure ».
Mais deux
limites surgissent, qui remettent en cause la définition du Traité comme
code. D’abord, la fascination de Balzac pour le monde élégant l’aveugle.
Comment croire, dans ce contexte, en un traité dont l’auteur est à la fois juge
et partie ? Il est donc nécessaire de dépassionner le débat en réintroduisant
une distance dans la manière dont Balzac regarde le monde élégant et regarde
son texte. Autre limite : l’ambiguïté sérieux/ironie n’est pas levée.
Légiférer sur la mode est un acte ambigu, car il tient à la fois de l’acte
sérieux, décisif, ordonnateur, qui tranche d’un geste sec dans le réel en
l’ordonnant et le triant (et Balzac croit à cette vertu) mais, appliquée à la
mode, ce geste est aussi du côté du caprice.
L’intelligence du texte : stratégies de distanciation
Revenons à notre
question de départ : pourquoi, alors que le Code de la toilette et le
Traité de la vie élégante, écrits pratiquement au même moment,
partageant sujet, tonalité et objectif, l’un se trouve-t-il rangé dans les Études
analytiques et l’autre pas ? Il semble que la spécificité du Traité
par rapport au Code est qu’il introduit une distance là où le Code est
sérieux. Une distance énonciative qui prend trois formes : l’ambition
anthropologique, l’ironie et la dimension métatextuelle.
Le Traité
s’affranchit d’abord du modèle du code par le regard anthropologique. En
témoigne l’appartenance de notre texte au genre de l’essai. Sans destinataire
précis – c’est le propre de l’essai –, le Traité témoigne d’une forte
dimension théorique, ce dont était dépourvu le code, puisque l’auteur ne s’y
pose plus en pédagogue, mais en simple témoin. Autrement dit, alors que code
édictait, l’essai explique. En témoigne ensuite le fait que l’élégance, on l’a
vu, est prise dans un réseau, un maillage historicisant qui en fait un objet socio-politique.
Balzac confère ainsi une pertinence à la mode. Le Traité
s’inscrit donc, davantage que dans celle du code, dans la filiation des essais
sur la mode, écrits par Brummell et traduits par Auger. On y trouvait la même
conception de la mode comme objet sociologique signifiant.
Mais la
dimension anthropologique s’affiche surtout dans le fait que Balzac ne prenne
pas parti pour un usage de la mondanité contre un autre, pour une pratique de
la mode contre une autre, pour une signification de l’élégance contre une
autre, mais se situe au-dessus de la mêlée – c’est ce qui fait que son texte
diffère des codes. Il écrit son traité, non pas en vue de rétablir des
frontières sociales, mais simplement de les donner à lire. En d’autres termes,
plus de place pour le code, partisan, passionné, politique, mais pour une
parole distanciée, sans ambition d’effectivité. Cette différence d’objectif,
capitale, est d’ailleurs visible dans la différence matérielle entre notre
traité et les codes : ceux-ci sont de petits ouvrages de format in-18, à
mettre dans la poche et s’inscrivant donc dans une pratique de
l’élégance. À l’inverse, le Traité, publié dans « La Mode »,
revue très élitiste et « artiste », ne vise pas à une banale mise
en pratique, mais se place du côté du point de vue, de l’article d’opinion.
Ce faisant, le
Traité change de destination. Il ne s’agit plus pour Balzac de coder,
mais de décoder ; plus de chiffrer (à l’image du chiffre qui figure sur les
armoiries du Faubourg), mais de dé-chiffrer. L’auteur s’évertue à décrypter les
« hiéroglyphes » de la mode, pour reprendre le terme qu’il emploie à
propos de la démarche humaine dans la Théorie de la démarche (p. 261). Le
Traité n’est plus un manuel d’éthique aristocratique, clos, replié sur
ses prérogatives, défendant un langage – vestimentaire et verbal – défini,
circonscrit, mais un texte moderne, à l’ambition explicative, ouvert sur le
réel, observant la mode du monde avec la distance de l’anthropologue. Cette
ambition d’objectivité élève le texte, lui fait prendre de la hauteur :
nouveau pas vers une possible position dominante, surplombante, de ce texte par
rapport à l’œuvre balzacien.
Vu sous cet
angle, simple point de vue et non corps de doctrine, le traité gagne en
liberté. Il se détache alors quelque peu de la hantise de commettre un écart,
un impair, un crime contre le bon goût. Ainsi Balzac met-il en garde le candidat
à l’élégance contre une élégance trop apprêtée, trop travaillée, trop
respectueuse du code :
« En se faisant Dandy, un homme
devient un meuble de boudoir, un mannequin extrêmement ingénieux qui peut se
poser sur un cheval ou sur un canapé, qui mord ou tète habilement le bout d’une
canne ; mais un être pensant ?... jamais » (Traité de la vie
élégante, p. 247).
Ainsi le Traité
s’avoue-t-il comme texte « intelligent » au sens où il laisse de côté
ce que le code avait de scolaire, de laborieux, de strictement dénotatif, pour
en prendre le meilleur : la partialité, la rhétorique de l’arbitraire, le
chic aristocratique. Le traité défait ce qu’il pouvait y avoir de trop apprêté
dans le code, fait circuler un air salvateur, met en place un jeu, un écart. Ce
passage du code au traité s’accompagne d’ailleurs d’une modification du sujet :
le sujet du Traité de la vie élégante n’est plus « la
toilette », ni même « l’élégance » (notion plus diffuse car plus
abstraite, moins tangible que la toilette, mais notion qui fait encore partie
du langage commun), mais la « vie élégante. », concept inventé par Balzac.
L’ambition de ce concept est plus large : il prend pour sujet non un objet
(la mode), mais une pratique sociale, un type d’existence. On passe ainsi, en
d’autres termes, de l’habit à l’habitus. Cette nouvelle notion
est fondée sur une unité des phénomènes, non seulement parce que l’élégance
traverse tous les champs de l’existence mais aussi parce que le détail appelle
l’ensemble. Alors que, dans les codes, le détail semblait vivre de manière
indépendante, fort de sa puissance d’arbitraire, il devient, dans le Traité,
pleinement signifiant, puisque participant d’un ensemble. « Telle toilette,
lit-on, annonce telle sphère de noblesse et de bon goût » (Traité de la
vie élégante, p.237). Or comment observer ces différents champs et relier la
partie à la totalité sans un regard qui embrasse tout ? L’unité du contenu
amène donc une unité du regard : de même que l’élégance vestimentaire
s’inscrit plus généralement dans un art de vivre, de même que le détail est lié
au tout, de même, les différentes lois que Balzac énonce s’inscrivent dans un
concept qui les englobe :
« Chose admirable ! Tous les
principes généraux de la science ne sont que des corollaires du grand principe
que nous avons proclamé ; car l’entretien et ses lois sont en quelque
sorte la conséquence immédiate de l’unité » (Traité de la vie
élégante, p. 242).
C’est donc le
regard anthropologique qui confère une unité au traité. On quitte ici la
parenté avec le code. Par la liste qui lui était inhérente, le code confirmait
la loi de la fragmentation du réel. Ici, au contraire, par le regard
totalisant, par la volonté d’unité, qui fonctionnent à tous les niveaux, on est
face à un texte cohérent, uni. Cette unité va de pair avec une production du
sens :
« Vu de cette hauteur, ce système
d’existence [la mode] n’est donc plus une plaisanterie éphémère, un mot vide,
dédaigné par les penseurs comme un journal lu. La vie élégante repose au
contraire sur les déductions les plus sévères de la constitution sociale »
(Traité de la vie élégante, p. 225).
Preuve de cet
accès au sens : les aphorismes sont numérotés. Il y en avait dans le Code
de la toilette, mais tout se passait comme si Balzac n’avait pas conscience
d’en faire. Les mots, qui étaient vides, transparents, dans les codes, parce
que simples vecteurs d’un discours, deviennent dans le Traité
signifiants. Ils gagnent en densité, en charge conceptuelle. Entre le code et
le traité, on assiste donc à un phénomène d’abstraction. Le Traité transforme
en notion ce qui n’était qu’empirique dans le code. L’analytique apparaît alors
comme un travail de conceptualisation.
Une réserve
apparaît cependant. La définition de l’analytique à laquelle on aboutit ici
semble insuffisante. L’analytique ne se limite pas, comme on l’a dit plus haut,
à l’explicatif, ni même à la sémiotique. L’analytique serait-il donc condamné à
ne pas avoir de spécificité ? Serait-il à jamais ce lieu décevant,
indécis, mortifère ? Le salut vient alors de l’ironie, et en particulier de
l’ironie de Balzac vis-à-vis de sa propre démarche.
La distance
anthropologique est en effet doublée par la distance satirique. Or, au sein des
discours sur la mode, celle-ci se loge surtout dans les physiologies (même si
celles-ci voient leur apogée, on le sait, une décennie après notre traité), version
amusée, railleuse et goguenarde du code. Alors que le code est sérieux, écrit
sous la forme d’un catalogue et qu’il vise à instruire, la physiologie est
ironique, témoigne d’une continuité narrative accrue et vise à amuser. Citons
quelques physiologies de la toilette :
- Charles Ballard, Physiologie de la toilette
(série d’articles publiés dans La Silhouette en 1830 ; 3e
vol., 4e livraison).
- Georges Guénot-Lecointe, Physiologie du gant,
Desloges, 1841.
- Charles Debelle et Armand Delbès, Physiologie de
la toilette, Desloges, 1842.
- Félix Deriège, Physiologie du Lion,
Delahaye, 1842 (illustrations de Gavarni et Daumier).
Dans ces
textes, la mode et l’élégance sont clairement tournées en dérision. Ainsi, dans
la Physiologie de la toilette de Delbès et Debelle, on lit :
« Nous touchons à un point délicat,
incompris, ignoré de l’art de se mettre. Le choix de l’étoffe est-il
indifférent, le croyez-vous ? L’étoffe de l’habit convient-elle au
pantalon ? La redingote peut-elle être de la couleur de l’habit ?
Ah ! c’est là qu’il faut de la méthode, de la clarté ; je dirais
presque du savoir, s’il ne fallait pas que je dise du génie. Jeunes élèves
auxquels il ne manque que l’enseignement pour devenir ce que vous pouvez être,
[…] méditez-moi. Je vais être excessivement profond » (Physiologie de
la toilette, p. 25).
Dans le même
ordre d’idées, la Physiologie du Lion de Félix Deriège débute par
un chapitre intitulé « Introduction en style biblique » :
« Au commencement, une foule de
créatures charmantes ornaient les diverses contrées du monde élégant. Et la
Mode vit qu’il manquait un roi à tous ces êtres qu’avait formés son caprice. Et
elle lui dit : Faisons le lion à notre image et ressemblance. Que le
boulevard soit son empire. Que l’Opéra devienne sa conquête. Qu’il commande en
tous lieux du Faubourg Montmartre au Faubourg Saint-Honoré. Et le lion parut.
Alors il assembla ses sujets autour de lui et donna à chacun son nom en langue
fashionable » (Physiologie du lion, p. 2).
La solennité
biblique appliquée à un sujet aussi futile que la mode ridiculise ici d’emblée
le sujet du discours. Ce genre d’énoncés trace les contours d’un discours
attendu sur la mode, qui prévaudra tout au long du siècle, stipulant que la
mode est futile et que quiconque la suit sérieusement ou, pire, écrit à son
sujet sérieusement est menacé de ridicule. Ce type de discours reprend le
cliché qui veut que la mode ne puisse produire qu’une parole futile. Si le
texte de Balzac n’est pas exempt de ce cliché, son intérêt est d’aller plus
loin en instaurant, on le verra plus loin, une dérision vis-à-vis du projet
anthropologique lui-même.
Annonçant les
physiologies de la mode, quantité d’énoncés dans le Traité font preuve
d’ironie. Les axiomes, en particulier, se situent à la frontière entre la règle
mondaine et l’énoncé satirique. Soit les axiomes suivants : « Une
déchirure est un malheur, une tache est un vice » ; « On connaît
l’esprit d’une maîtresse de maison en franchissant le seuil de sa
porte » ; « La vie élégante est l’art de dépenser ses revenus en
homme d’esprit ». Selon le point de vue où l’on se place, selon le ton
qu’on adopte pour les lire, ces énoncés peuvent apparaître comme des lois
discriminantes qui confortent la passion de la distinction ou, à
l’inverse, comme des énoncés ironiques soulignant la dimension arbitraire de la
mode.
Pour Balzac,
rire de la mode est sans doute une réaction face à la dimension intimidante,
fascinante, impénétrable du grand monde, qu’il apprivoise en quelque sorte par
le rire. Mais c’est aussi l’occasion pour lui de mener à bien une satire
sociale. Ce rire n’entre-t-il pas en contradiction avec l’ambition anthropologique ?
Non, car tous deux se retrouvent dans le fait qu’ils confortent une distance.
Par la science ou la satire, par la voie sérieuse ou la voix burlesque, par le
coup d’œil scientifique ou le clin d’œil satirique, l’auteur du Traité
s’éloigne du dogmatisme mortifère du code. Faire de l’élégance l’objet d’un
travail de dissection ou bien s’en moquer, c’est prendre une même distance avec
elle, c’est rendre la mode à son énergie, à sa folie, à la vitalité qui lui est
inhérente.
Cependant, à
bien y regarder, la satire n’est pas faite chez Balzac dans la même perspective
qu’elle le sera dans les physiologies. C’est que le comique n’a pas la même
couleur idéologique. Sous la plume de l’auteur du Traité, la satire concerne
davantage ceux qui ne sont pas à la mode. Ainsi des bourgeois qui
calculent et mesurent le luxe, alors que celui-ci est étranger à l’idée
d’économie :
« Les experts de la vie élégante ne
tracent pas de longs chemins en toile verte sur leurs tapis, […] ne consultent
pas le thermomètre pour sortir avec leurs chevaux » (Traité de la vie
élégante, p. 240)
La mode et
l’élégance ressortent grandies, on le voit, de tels passages satiriques, ce qui
est loin d’être le cas dans les physiologies. Les physiologistes, par la nature
même de leurs textes, critiquent tout, les gens à la mode autant que ceux qui l’ignorent,
mais il semble que, – époque oblige – étant destinée à un public plus bourgeois,
la physiologie satirise plus volontiers le grand monde. Le rapprochement entre
notre texte et les physiologies de la mode autour d’une hypothétique ambition
satirique commune est donc largement problématique et pour tout dire, peu
convaincante.
Il nous faut
donc mettre au jour une autre stratégie distanciative plus efficace et
pertinente. Il semble, sur ce plan, que l’affranchissement le plus convaincant d’avec
le code soit la dimension métadiscursive dont le traité fait preuve – ce
qu’on pourrait nommer sa fonction critique. C’est sans doute là que Balzac
se libère le plus du modèle du code. Si les physiologies feront preuve d’ironie,
cette ironie se limitera la plupart du temps à l’objet mode et ne portera
jamais sur la méthode, à savoir l’anthropologie sociale, alors que, dans le Traité
de la vie élégante, l’objet de l’ironie n’est pas tant la mode que le
discours. Quelques exemples en témoignent :
- Le recours ironique au vocable religieux :
« La vie élégante a ses péchés capitaux et ses trois vertus
cardinales » (Traité de la vie élégante, p. 237).
- Le dynamitage du cadre scientifique par
l’accolement de mots sérieux et futiles : « observations
fashionables » ; « science de la mode ». L’ambition
scientifique et clinique (« traité »,
« observations », « science ») se trouve ici désamorcée,
et même raillée, par l’adjectif ou le complément du nom. Ce procédé, qui
relève d’une « science des riens », montre les limites d’une
méthode et témoigne même de l’incrédulité de l’auteur face à son projet. Ces
rencontres lexicales incongrues font
éclater le cadre trop étroit de l’anthropologie.
- L’usage de néologismes, qui tiennent à distance le
vocable scientifique : « confortabilisme »,
« élégantologiste », « modiphiles » (Traité de la
vie élégante, p. 229 et 235).
- Le commentaire ironique sur les principes de la
démarche scientifique : « Si nous omettons de définir ici la vie
élégante, ce traité serait infirme ; un traité sans définition est
comme un colonel amputé des deux jambes ; il ne peut plus guère aller
que cahin-caha. Définir, c’est abréger ; Abrégeons donc » (Traité
de la vie élégante, p. 216). L’ironie remet ici en question la
validité de la définition. Après un tel énoncé, le lecteur s’interroge sur
la possibilité même de la définition en matière de sociologie.
Pourquoi Balzac
refuse-t-il ou montre-t-il les limites d’un discours sur la mode ? Sans
doute parce que la mode lui paraît, par essence, trop mobile. Tout se passe
comme si l’auteur du Traité avait conscience que la vie élégante ne
pouvait être l’objet d’un discours sérieux et qu’il ne pouvait résoudre le
hiatus entre l’immobilité de la théorie et la mobilité de l’objet d’étude, la mode,
si fluctuant (elle est définie, rappelons-le, comme les « signes matériels
et changeants de notre puissance », Traité de la vie élégante, p. 225).
Comment fixer l’éphémère dans un projet pédagogique et didactique, par définition
fixe ? Le Traité apparaît ainsi comme la dénonciation amusante de
la propension de l’âge bourgeois à tout analyser.
Mais si Balzac
pointe les limites d’un discours sur la mode, c’est surtout parce que la
démarche anthropologique elle-même ne lui correspond pas. Tout se passe, cette
fois, comme s’il se rendait compte que théoriser la vie élégante n’était qu’une
manière de redorer le blason d’un objet d’étude souffrant de l’accusation de
futilité, de le hisser au rang de matériau sérieux, pour masquer et
justifier la passion personnelle (et coupable) pour la mondanité et pour le
chiffon. Désormais, par cette mise à distance de l’anthropologique, Balzac
accepte la futilité inhérente de la mode – et la sienne. Et il accepte enfin le
plaisir que procure l’écriture d’un texte sur la mode – plus un plaisir
immédiat, prescriptif, mais distancié, amusé, pas dupe de lui-même.
L’analytique, simple dispositif, s’offre ainsi comme cadre, prétexte,
bouclier contre le déferlement du moi, contre l’aveu du plaisir.
Ainsi, cheval
de Troie, le discours analytique contredit les visées du discours anthropologique
dans lequel il s’inscrit lui-même. L’analytique révèle alors son
identité : il n’est pas tant l’analyse de la mode que l’analyse de
l’analyse. Au lieu d’utiliser sans s’interroger les outils de l’analyste
(définition, exemple, théorème, axiome), Balzac les questionne, les remet en
cause et pose par là même un magnifique défi à son œuvre à venir (en 1830) et
en cours d’élaboration (en 1838). Voilà sans doute l’une des raisons qui a
poussé Balzac à valider ce texte quelques années après l’avoir écrit. L’édifice
entier de l’œuvre, la démarche de l’anthropologie balzacienne trouvent ici un
reflet grinçant. Nathalie Preiss affirme à propos des physiologies
comiques : « Dans ces Physiologies, la parodie trahit un refus plus
ou moins conscient des visions organiques et systématiques de la société, qui
prétendent s’ériger en dogmes » (Les physiologies en France au XIXe,
p. 171). Il en est de même de notre traité, qui réagit, par le rire, contre les
études sociales et leur ambition, jugée démesurée, d’embrasser le réel. S’il
prend place en haut de l’édifice balzacien, et notamment au-dessus du
massif des Études philosophiques, c’est que l’analytique critique la
démarche synthétique, que le philosophique, précisément, valide. Ainsi
passe-t-on de la mise en valeur de la gravité du futile (la volonté de
donner un sens à cette chose sans conséquence qu’est la mode) à la futilité
du grave (toute science n’est qu’un mirage).
Et la mode constitue
l’objet tout trouvé pour ce nouvel objectif, parce que sa futilité inhérente
vient désamorcer toute tentative de sérieux. L’inconséquence de la mode a en quelque
sorte contaminé la démarche et le discours scientifiques. Appliquée à des riens,
la science avoue sa vanité, son absurdité. Quoi de plus normal, puisqu’il n’y a
qu’un pas entre les riens de la mode et le rien sur lequel
débouche la science balzacienne ? Ainsi tout le sens du Traité de la
vie élégante repose sur le décalage entre le prétendu sérieux d’une
anthropologie sociale et la futilité, la faiblesse, voire l’indigence
ontologique de la mode. Naissent alors des effets de décalage savoureux, dans
lesquels se loge le sens du texte. Devenue outil d’une vaste entreprise
critique, la mode gagne ainsi paradoxalement en pertinence : sa
futilité n’est plus, comme elle l’était tour à tour, adorée ni fustigée, mais
elle devient, dans l’espace indifférencié du discours, outil, mécanisme, mode
opératoire.
Balzac joue là
de la dimension fragmentaire de la mode, qui ne peut en aucun cas être réunie
dans un discours uni et continu, bref faire sens. Il use de cette capacité de
nuisance de la mode, de sa capacité à ruiner, à miner toute démonstration, tout
effort d’organisation, par sa futilité et sa dimension intrinsèquement fragmentaire.
Ce faisant, il remet en cause l’ambition de totalité des codes (le Code de
la toilette, se voulait, on s’en souvient, un « manuel complet »).
Dès lors, on comprend alors différemment la forme fragmentaire du Traité :
les axiomes deviennent une forme de résistante bruyante à toute herméneutique
trop totalisante. Ainsi, l’analytique s’offre-t-il comme le revers de
l’analyse, sa face cachée. Revêtu d’une fonction critique, métatextuelle,
autoréflexive, il s’érige en lieu de l’extrême lucidité. Lieu, non de la simple
explication, du simple discours, mais de ces moments, plus rares, où
affleure, sous une lumière décapante, la conscience d’un discours.
Si le Traité
de la vie élégante est un « texte supérieur », ce n’est donc pas
en vertu d’un élitisme social ou esthétique, mais par sa lucidité, par le
pouvoir d’autodérision dont il fait preuve. Au vu de ce constat, l’analytique,
très clairement, n’apparaît plus comme une matière, un sujet, un thème, mais
comme un mode d’énonciation – ou, mieux, comme une région, un espace, un lieu
où se reflète le projet balzacien, où il se met en scène pour affronter et
accepter ses limites.
On pourrait
s’arrêter à cette définition de l’analytique, assez convaincante pour
comprendre le statut supérieur que lui alloue Balzac. Pourtant, il faut aller
plus loin. Cette esthétique de la distance et de l’écart est-elle si
originale ? Ne provient-elle pas directement de l’écriture journalistique ?
Or cette parenté s’avère problématique. On sait que, dans Illusions perdues
par exemple, le style journalistique apparaît comme largement suspect, car il
est jugé superficiel, inepte et même faux puisque asservi au pouvoir financier
et à l’impératif de la causerie, donc de l’hypocrisie mondaine. Cette lourde réserve
éthique invalide notre démonstration. Comment, dès lors, bâtir le sommet de
l’édifice, solide, essentiel, sur une prose aussi circonstancielle, aussi
dépendante de la contingence ? L’analytique ne se perd-il pas dans
l’esbroufe ? Tout ne tient pas, dans le Traité, au wit
anglais, au mot d’esprit. Balzac n’est pas Flaubert, 1830 n’est pas 1850 et la blague
ne peut pas encore prétendre à s’ériger en principe suprême du discours.
L’ironie, en effet, n’évacue pas la volonté de savoir chez Balzac. Il nous
faut donc, dans la définition de l’analytique, réintégrer ici la gravité.
Un texte pensif : du spirituel dans la mode
Il est frappant
de constater à quel point le vocabulaire mystique et métaphysique infuse le Traité
de la vie élégante. Les élégants sont « de véritables dieux »,
les lecteurs des « catéchumènes de la vie élégante », l’admiration
des journalistes de « La Mode » pour Brummell un
« apostolat » (Traité de la vie élégante, p. 230) et,
ailleurs, l’auteur met en garde quiconque voudrait franchir le « seuil
sacré du boudoir » (Traité de la vie élégante, p. 243). Rien ne
nous oblige à accorder à ce champ lexical une signification ironique. Outre
cette infusion du texte par le religieux (qui montre que quelque chose se
révèle, qu’il y a une épiphanie et qu’on ne peut croire à une victoire du
calembour), on note la récurrence de deux mots : « esprit » et
« pensée ». Ici (il s’agit des deux épigraphes), on lit « Mens
agitat molem» et « L’esprit d’un homme se devine à la manière dont il
porte sa canne ». Là, Balzac montre comment la mode est soumise à
« l’influence de la pensée » (p. 225) et affirme que, si on est
élégant, c’est grâce à « l’esprit de nos sens » (p. 225). Ailleurs, Brummell
juge que l’élégance traduit « la grande pensée qui meut notre
siècle » (234).
Quant à la théorie
sociale de la mode que met en place Balzac, elle laisse, elle aussi, une large
part à l’esprit. En effet, l’échelle sociale qu’il décrit au début de
son traité est surtout organisée selon le degré de pensée plus ou moins
important qui caractérise chaque classe, selon la plus ou grande capacité de
celle-ci à se détacher de la matière. La mode est donc vécue comme un phénomène
pleinement spirituel car elle est la manifestation de la prise du pouvoir de
l’âme sur la matière, de la conquête de la pensée sur l’instinct :
« La VIE OCCUPÉE n’[est] jamais qu’une
exploitation de la matière par l’homme, ou une exploitation de l’homme
par l’homme, tandis que la VIE D’ARTISTE et la VIE ÉLÉGANTE supposent
toujours une exploitation de l’homme par la pensée » (Traité de
la vie élégante, p. 223).
Alors que les
représentants de la vie occupée sont encore prisonniers de la matière
(« Cette vie est […] une vie de mouvement, où les pensées ne sont encore
ni libres, ni fécondes », Traité de la vie élégante, p. 214)), la vie
élégante réalise un progrès : l’homme s’affine, se raffine, se déleste de
ce qui l’incarcère, bref, il se spiritualise. Comme dans Séraphîta, il y
a là l’idée d’un progrès de l’humanité vers une subduction de la matière dans
l’âme. Mais, alors que Séraphîta ne nous donnait pas les moyens concrets
de l’accès à cet état supérieur de l’homme, le Traité de la vie élégante
les divulgue. L’un de ces moyens est l’élégance. Celle-ci révèle alors, de
manière ultime, une fonction méta-physique au sens propre : elle
permet d’aller au-delà de la matière, de s’en affranchir. L’état social
où peut se manifester l’esprit pur, détaché de tout impératif de la contingence,
c’est, on le sait, l’oisiveté. Or comment, pour l’oisif, manifester cet esprit,
immatériel ? Comment, pour lui, rendre palpable le fait qu’il ne fait plus
partie de la vie occupée, qu’il s’est détaché de la matière ? Par
l’élégance. Celle-ci matérialise l’esprit, incarne la pensée. N’est-il pas fait
mention du besoin effréné de distinction par l’élégance comme d’un « un
besoin de l’âme » (Traité de la vie élégante, p. 223. Nous
soulignons) ?
Désormais, on
comprend mieux les définitions que Balzac donne de la mode et de l’élégance. La
mode « particip[e] bien moins de la matière que de l’âme » (Traité
de la vie élégante, p. 224). L’élégance est « l’art d’animer le
repos » (Traité de la vie élégante, p. 215). L’élégance, dotée d’une
vraie fonction spirituelle, donne sens à la matière et permet, d’un geste, d’un
ton de voix, d’un type de démarche, d’une manière de tenir un mouchoir, de
porter une paire de gants, d’animer le réel, de créer du sens :
« Un traité de la vie élégante, étant
la réunion des principes incommunicables qui doivent diriger la manifestation
de notre pensée par la vie extérieure, est en quelque sorte la métaphysique
des choses » (Traité de la vie élégante, p. 226).
L’ambition du Traité
est donc bien supérieure à celle des codes. Puisque la modernité consiste à se
défaire peu à peu de l’emprise de la matière (« L’homme armé de la pensée
a remplacé le banneret bardé de fer », Traité de la vie élégante,
p. 222), la mode devient la marque d’un stade suprême de la civilisation, d’un état
supérieur de l’être social. Elle s’instaure comme l’un des moyens pour l’homme
d’accéder à cet état social et moral de perfection. La perfection morale se confond
alors avec la perfection du vêtement et des manières :
« De là le haut prix attaché par le plus grand nombre à
l’instruction, à la pureté du langage, à la grâce du maintien, à la manière
plus ou moins aisée dont une toilette est portée, à la recherche des
appartements, enfin à la perfection de tout ce qui procède de la
personne » (Traité de la vie élégante, p. 224).
Ainsi, si l’on
considère que la spécificité du Traité de la vie élégante par rapport,
notamment, au Code de la toilette, recoupe la spécificité de
l’analytique, on possède ici un élément de réponse : le sens. Ce qui, dans
le code ou la physiologie, n’apparaissait que comme simple matière (conseils
pratiques, règles, couleurs, étoffes, accessoires, objets) devient, placé dans
l’édifice analytique, matière animée. Le texte analytique peut donc être
défini, in fine, comme un code animé, c’est-à-dire, au sens
littéral, mis en mouvement, pourvu d’un âme. D’ailleurs, le titre du texte est révélateur :
il ne s’agit pas de l’« élégance » (matière morte), mais de la
« vie élégante » (matière animée par la vie, habitée par un
sens).
La particularité
de la démarche analytique est donc de passer de l’esprit, avec tout
ce que ce mot peut avoir de brillant, de convenu, de limité par son usage
mondain, à la pensée, vécue comme activité intellectuelle et mystique.
Ce qui caractérise le texte analytique est ainsi moins, en d’autres termes, le spirituel
compris comme savoureux, brillant, que le spirituel au sens métaphysique,
religieux, mystique. L’analytique serait donc ce moment de la Comédie
humaine où la pensée apparaît, affleure, ultime station dans le lent
processus d’affranchissement de l’esprit d’avec la matière.
On comprend
mieux, dans ce contexte, la récurrence de l’isotopie de la hauteur dans
notre traité. L’élégance, est-il écrit, est la marque d’une « supériorité
morale ». L’auteur mentionne ailleurs le « haut prix attaché par le
plus grand nombre à l’instruction, à la pureté du langage, à la grâce du
maintien » et il fait allusion à la « haute philosophie » (Traité
de la vie élégante, p. 224) qu’est la mode. On comprend aussi le choix de
l’élégance pour illustrer cette théorie de l’essentialisation de la matière.
Puisque l’élégance est distinction, élévation au dessus du vulgaire
(« Admettre une personne chez vous, c’est la supposer digne d’habiter
votre sphère », Traité de la vie élégante, p. 243), quel meilleur
phénomène pour traduire cette ascension, cet exhaussement de la matière vers
l’Idée ? Il y a même plus. « Brummell, écrit Balzac, avait donc bien
raison de regarder la TOILETTE comme le
point culminant de la Vie Elégante ; car elle domine les opinions, elle
les détermine, elle règne ! » (Traité de la vie élégante, p. 252).
Par un jeu de miroirs, la mode surplombe la vie élégante comme l’Idée surplombe
elle-même la matière et comme les Études analytiques surplombent
elles-mêmes l’édifice balzacien. Choisir la mode, c’est aussi rendre palpable,
pour le lecteur, ce sentiment de raréfaction de l’air, d’ascension vers un
Everest moral et esthétique.
Ainsi la Pathologie
de la vie sociale s’inscrit-elle dans la droite ligne des Études
philosophiques. On s’achemine ici, au seuil du travail, vers une assimilation
de l’analytique au philosophique. Pierre Barbéris affirmait déjà qu’entre
le Code de la toilette et le Traité de la vie élégante, il y a l’« orientation
philosophique » de Balzac. Cette place accordée à l’esprit est d’ailleurs
visible dans la Théorie de la Démarche, dont l’ambition est l’« histoire
de l’esprit humain » (Théorie de la Démarche, p. 259) et d’étudier
« chacune des manifestations particulières de la pensée
humaine » (Traité de la vie élégante, p. 263). En témoigne aussi le
préambule du Traité des excitants modernes :
« La Pathologie de la vie
sociale, ou Méditations mathématiques, physiques, chimiques et
transcendantes sur les manifestations de la pensée, prises sous toutes les
formes que lui donne l’état social, soit par le vivre et le couvert, soit par la
démarche et la parole, etc. » (Traité des excitants modernes, p.
304).
L’analytique
serait donc moins écriture que – la notion gagnant elle-même en immatérialité –
simple épiphanie, manifestation, avènement. Elle serait moins une démarche qu’un
stade, une étape (étape du donner à éprouver l’esprit). Preuve de
cette continuité, de cette communauté de contenu entre le philosophique et
l’analytique : la description du dandy faite dans le Traité reprend (ou
annonce) étrangement la description de l’androgyne dans Séraphîta – nous
reprendrons à ce sujet les stimulantes conclusions de Rose Fortassier. À la fin
de la deuxième partie du Traité, Balzac, voulant définir ce qu’est le
vrai dandy, établit une hiérarchie des trois types de dandys, du moins au plus convaincant,
selon qu’il possède plus ou moins de grâce dans les manières :
« Un homme nouveau se produit. Ses
équipages sont de bon goût, il reçoit à merveille, ses gens ne sont pas
grossiers, il donne d’excellents dîners […]. Cet homme a la grâce suffisante.
Ne connaissons-nous pas tous un aimable
égoïste qui possède le secret de nous parler de lui sans trop nous
déplaire ? Chez lui tout est gracieux, frais, recherché, poétique même.
[…] Artiste avec les artistes, vieux avec un vieillard, enfant avec les
enfants, il séduit sans plaire […]. Cet homme a la grâce essentielle.
Mais il est une personne dont la voix
harmonieuse imprime au discours un charme également répandu dans ses manières.
Elle sait et parler et se taire […] Elle se plaît à conduire une discussion,
qu’elle arrête à propos […] Entraîné dans sa sphère par une puissance
inexplicable, vous retrouvez son esprit de bonne grâce empreint sur les choses
dont elle s’environne. […] Elle est naturelle. Jamais d’effort, de luxe,
d’affiche. […] Elle est franche sans offenser aucun amour-propre. […] Elle est
tendre et gaie, aussi l’aimerez-vous irrésistiblement. Vous la prenez pour type
et lui vouez un culte. Cette personne a la grâce divine et concomitante. »
(Traité de la vie élégante, pp. 247-249).
Le passage réfère
d’abord au dandy comme à un être sexué (en l’occurrence masculin), puis celui-ci
devient une « personne », le substantif étant repris ensuite à
plusieurs reprises par le pronom féminin « elle ». Ce glissement introduit
une confusion générique : pas de doute, le dandy, être supérieur,
« créature privilégiée » (Traité de la vie élégante, p. 249)
est un androgyne. Voilà de quoi rappeler l’épisode de Séraphîta où Minna
et Séraphîtus descendent les pentes du Fallberg : au sommet, la créature
esy appelée Séraphîtus et les référents sont masculins (« seul », « un
proscrit », « le » guide de Minna), puis on réfère ensuite à
« une jolie créature », « sa compagne », puis « une
femme ». Cette présence des deux genres installe, au cœur du texte, l’androgynie
et abolit la sexuation. Or on sait que la sexuation est pour Balzac l’une des
grandes manifestations de la tyrannie de la matière. Le dandy prolonge donc l’androgyne,
ou l’incarne, le projette dans le contemporain. Il apparaît comme
une version praticable de l’androgyne, figure quant à lui trop idéale, trop
mythique, donc fragile, pour s’incarner dans la réalité urbaine de 1830. Assimilation
très nouvelle, puisque, dans les discours sur la mode, on ne comparait
jusqu’alors jamais le dandy à l’androgyne mais l’hermaprodite (dans le Manuel
du fashionable de Ronteix, le dandy est un « être d’un sexe
douteux », c’est-à-dire un monstre social), version négative de
l’androgyne, marque, non d’une sublimation, mais d’une aberration de la
matière.
L’interprétation,
séduisante, montre pourtant des limites. D’abord, l’androgyne, dans notre
texte, se trouve contredit par d’autres figures mythiques qui ne vont pas
dans le sens d’un perfectionnement de l’humain par la pensée : « Pour la
vie élégante, il n’y a d’être complet que le centaure, l’homme en
tilbury » (Traité de la vie élégante, p. 220). Si on retrouve ici
l’idée d’une fusion des contraires (plus mâle et femelle, mais homme et bête),
cette fusion est davantage du côté de la monstruosité et rappelle l’aberration
hermaphrodite. De plus, le centaure, dans la mythologie, boit, viole et tue :
il s’offre donc par excellence comme une créature qui ne s’est pas affranchie
de la matière.
Ensuite, les Études
analytiques ne paraissent pas s’affranchir, comme on pouvait s’y attendre, des
effets dévastateurs de la pensée. À l’instar de Balthazar Claës et de Louis
Lambert, qui meurent, on le sait, d’avoir trop pensé, Brummell, l’homme de
génie du Traité, est aussi victime de dépérissement par l’excès de
pensée. Lorsque les journalistes de « La Mode » lui rendent visite,
il apparaît dépenaillé, en peignoir et perruque. Et l’auteur de conclure :
« Effrayante leçon ! Brummell
ainsi ! N’était-ce pas Sheridan ivre mort au sortir du parlement, ou saisi
par des recors ? Brummell en perruque ; Napoléon en jardinier ;
Kant en enfance ; Louis XVI en bonnet rouge, et Charles X à
Cherbourg !… Voilà les cinq plus grands spectacles de notre époque »
(Traité de la vie élégante, p. 230).
Brummell meurt
d’un excès de raffinement, de civilisation. L’élégance apparaît donc ici comme
une maladie morale, une radicalisation contre nature de l’esprit (il s’agit
pour Balzac, rappelons-le, d’étudier la « pathologie de la vie
sociale »).
Enfin, il ne paraît
pas y avoir de spécificité d’écriture propre à l’analytique. En effet, si le
traité prône l’essentialisation, cette ambition n’est pas relayée par une
écriture immatérielle, loin de là. Il y aurait bien l’axiome, cette forme
d’écriture condensée, donc à même de mimer l’œuvre d’essentialisation de la
matière. Par sa brièveté, sa condensation, il irait dans le sens d’un
allègement de la matière (rien ne pèse dans l’axiome !). Mais l’axiome
n’est pas la seule forme d’écriture de notre texte : on recense du
discours explicatif, des petits récits, du dialogue et toutes ces formes
d’écriture témoignent encore d’une lourdeur, d’une ampleur discursives à mille
lieues d’une hypothétique esthétique de la légèreté. Peut-être alors faut-il
penser que l’écriture ne participe pas de l’analytique, qui ne serait que
simple mécanisme, simple processus. Peut-être que l’analytique – c’est une
hypothèse – valide une sorte de divorce entre le contenu et le discours, et que
cette disparition signe là une forme d’essentialisation de la matière. Ou
peut-être est-ce seulement – et c’est plus décevant – en vertu de la réintroduction
fracassante du « sérieux » qu’on ne peut plus considérer, quand on
analyse l’analytique, que le contenu. La question, en tout cas, demeure
ouverte.
On vient de
conclure plus haut que l’analytique allait de pair avec un accès à la pensée
pure, délestée du poids matériel. Cette définition ne saurait nous satisfaire
totalement car, dans ce cas, quel progrès par rapport au philosophique, qui,
lui aussi, témoignait de cet avènement de la pensée ? On sent bien que le Traité
n’aurait pas tout à fait sa place dans les Études philosophiques, et ce
en raison de son ancrage dans le contemporain. L’analytique est donc moins l’avènement
de la pensée pure, l’adieu à la matière (qui a déjà eu lieu dans les Études
philosophiques) qu’une réconciliation entre l’esprit et la matière. Il
signe le moment d’une réintégration harmonieuse de l’esprit au sein d’une
matière dont celui-ci ne peut se passer (au risque de la victoire desséchante
de la pensée : cf. Louis Lambert et La Recherche de l’Absolu).
Et cette matière, c’est, précisément, le contemporain. L’analytique s’offre
alors comme le philosophique à la portée de tous. Il y a en effet, très
nettement, au cœur de l’écriture analytique, l’idée d’un plus grand accès au
sens, d’une lisibilité accrue par rapport aux Études analytiques. Loin
d’un « haut discours » (comme on peut parler de la « haute
époque » que sont, par exemple, les Flandres du XVIIe
siècle), loin de personnalités d’exception (Gambara, Frenhofer,…), le Traité
de la vie élégante s’inscrit dans un réel praticable, abordable, tangible.
Actualisation et historicisation, donc, mais aussi vulgarisation de l’idéal dans
le réel. En d’autres mots, l’élégance projette l’idéal jusque là inaccessible
des Études philosophiques dans la réalité contemporaine.
La démarche
analytique réunit ainsi les avantages du code (le contemporain) et de l’étude
philosophique (la manifestation de la pensée). Lieu d’une heureuse
réconciliation de la pensée et du réel, l’analytique, qui fait fusionner
l’extrême contemporain à l’aventure de la pensée, l’esprit à la matière, voit
l’avènement d’une totalité atteinte ou retrouvée. S’il est placé au sommet de La
Comédie humaine, il semble bien que ce soit par la présence en son sein d’un
rêve d’unité. « Le principe constitutif de l’élégance est l’unité »
(Traité de la vie élégante, p. 237), écrit Balzac. Unité des vêtements
entre eux, entre les différents champs de l’élégance, entre soi et le monde,
mais aussi, donc, entre la matière et l’esprit. D’ailleurs, au moment de
terminer d’énoncer le plan de son traité, l’auteur ajoute à propos de
l’élégance :
« Ainsi, nous aurons embrassé
l’universalité de la plus vaste de toutes les sciences : celle qui
embrasse tous les moments de notre vie, qui gouverne tous les actes de notre
veille et les instruments de notre sommeil ; car elle règne encore même pendant
le silence des nuits » (Traité de la vie élégante, p. 236).
Dans sa Théorie
de la Démarche, Balzac se plaint de ce que la démarche n’ait jamais été
étudiée dans son ensemble, mais seulement par morceaux, ces « fragments,
insouciants de la science elle-même » (Théorie de la démarche, p. 263).
Le regard analytique serait donc, à l’inverse, ce regard total, synthétique,
qui comprend tout parce qu’il prend aussi bien en compte les boutons de
manchette que l’histoire de l’humanité. C’est d’ailleurs avec beaucoup de
justesse que Jacques Neefs conclut – et nous conclurons avec lui :
« L’analytique est un pouvoir de
transversalité, de synthèse et de pulvérisation à la fois : on pense ici
au narrateur proustien, tel que le décrit Deleuze dans Proust et les signes,
et qui rêve de conjoindre les points de vue inconciliables du proche et du
lointain, qui fait de l’art le pouvoir de tenir ensemble les échelles les plus
diverses » (J. Neefs, art. cit., p. 155).